« Pandémie mondiale, crise économique : quel rôle pour la philanthropie ? »
par Julia Unwin, ancienne directrice générale de la Fondation Joseph Rowntree et du Fonds Joseph Rowntree Logement. The Guardian en 2007 l'a décrite comme un « acteur majeur du secteur bénévole ».
Article traduit de l'anglais, publié sur le site Alliance le 30 juin2020
Nous avons toujours su que cette période serait placée sous le signe de la précarité. Au cours des cinq dernières années, d’innombrables observateurs ont prédit une volatilité économique, un chaos climatique, des attaques informatiques et, aussi, des risques de pandémie mondiale. Croire que la crise de santé publique qui frappe le monde entier est tombée du ciel revient à oublier les avertissements et événements de moindre ampleur ayant eu lieu auparavant. C’est ignorer le nombre croissant d’éléments qui montrent que l’édifice que nous appelons « notre mode de vie » ne repose pas sur de solides fondations, mais plutôt sur des sables mouvants.
L’épidémie de COVID-19 provoque des dégâts terribles dans le monde entier. Ici, au Royaume-Uni, nous assistons aux ravages causés par des milliers de décès, la douleur et le désespoir des familles des victimes et le traumatisme et l’angoisse de communautés entières. Sans compter les dégâts économiques provoqués par des mois de confinement.
La crise a également mis en évidence des niveaux choquants d’inégalité et de désarroi. En plus de mettre en lumière les énormes inégalités économiques, les problèmes de logement et la misère, elle a mis sur le devant de la scène les difficultés de longue date liées au racisme et aux injustices raciales.
Le Social Innovation Exchange –principal réseau mondial axé sur l’innovation sociale- s’intéresse depuis longtemps à la manière dont la philanthropie déploie sa puissance et s’attaque aux inégalités et s’est engagé à travailler toute l’année auprès des principales fondations du monde pour traiter les questions de pouvoir.
Ces crises n’ont fait qu’exposer ces questionnements et souligner leur urgence.
Les conséquences de cette épidémie sont immenses. Les fonds de dotation et organisations distribuant des subventions ont dû réfléchir rapidement et concrètement aux réponses à apporter à la crise dans un monde sens dessus dessous.
La première réaction a été impressionnante. En un temps record, les bailleurs de fonds ont adapté leurs règles et règlements, distribué des fonds rapidement, créé des contacts novateurs et obtenu de l’argent pour les interventions de première ligne. Ils ont fait preuve d’agilité et de réactivité en des temps difficiles.
Il faut dire que bon nombre des changements réalisés dans l’urgence étaient aussi ceux que les organisations caritatives appelaient de leurs vœux depuis longtemps : faire confiance aux bénéficiaires des fonds, prendre des décisions rapidement, assouplir les contraintes onéreuses. Les associations caritatives, petites et grandes, la société civile dans son ensemble, les universités et organisations artistiques ont fait preuve d’ingéniosité, d’imagination et de dynamisme pour répondre à certains des défis engendrés par la crise sanitaire et le confinement qui en a découlé. Le rôle crucial de la société civile dans la réponse à la crise, la mise en relation des citoyens et des organisations, la défense de ceux qui auraient pu être laissés pour compte, a été réaffirmé, tout comme la dépendance des autorités locales, des services de santé et même des gouvernements nationaux au bon fonctionnement de la société civile. Des initiatives d’assistance mutuelle au théâtre en streaming en passant par les conseils spécialisés, les tribunes et les contestations, la société civile a bel et bien joué son rôle.
Toutefois, la crise a également levé le voile sur la fragilité de certains de nos modèles de gestion dans le domaine caritatif. Elle a nettement exposé les ressources très limitées de nombreuses organisations. Tout comme le manque de capacités disponibles du NHS –National Health Service- a entravé sa capacité à répondre à la crise, les organisations de la société civile travaillant à pleine capacité se sont retrouvées à court de réserves et excédents nécessaires. Des décennies de focalisation sur l’efficacité plutôt que sur la capacité ont érodé notre résilience et notre flexibilité, pourtant précieuses. C’est encore pire pour les organisations qui s’occupent des minorités noires ou ethniques. Alors que #CharitySoWhite nous met en garde sur le fait que 9 organisations de minorités noires ou ethniques sur 10 menacent de baisser le rideau, nous savons que nous sommes confrontés à une crise de long terme menaçant la survie des organisations qui seront essentielles pour la reprise. Ce danger n’est en aucun cas limité aux organisations de petite taille ou aux nouvelles organisations. Bon nombre d’organisations caritatives encouragées ces trente dernières années à diversifier leurs sources de revenus, renforcer leurs initiatives commerciales et adopter un comportement plus entrepreneurial ont été particulièrement touchées.
Pour les fondations qui remplissent leur mission en soutenant la société civile, toutes ces nouvelles sont plus qu’inquiétantes. La situation entraînera une réflexion et une introspection approfondies sur la précarité inquiétante du business model qui avait été privilégié. Comment rendre la société civile plus résistante et plus à-même de survivre aux chocs et crises inévitables que nous réserve la prochaine décennie ? Quelle sorte de reconstruction la philanthropie peut-elle accompagner pour que nous ne soyons plus jamais confrontés à la catastrophe du confinement alors que nous avons besoin de services ? Et comment instaurer ces changements à la fois rapidement et convenablement ?
En observant ce qui se passe au Royaume-Uni, il semblerait que des tensions émergent alors que nous prévoyons un avenir toujours plus incertain.
1. Stabiliser l’existant ou soutenir le nouveau et l’émergent ?
Depuis quelques temps maintenant, il a été demandé aux fondations de soutenir les nouveaux groupes et réseaux émergents et de rompre avec la tradition qui consistait à soutenir les institutions établies et éprouvées de la société civile. Bon nombre d’entre elles ont pris des initiatives en ce sens, reconnaissant que ce genre de soutien fait partie intégrante de leur mission. Toutefois, dans un contexte de reconstruction après la crise qui vient à peine de nous frapper, il est clair que la stabilisation des financements est essentielle pour permettre aux organisations de survivre et pourrait faire la différence entre confinement et poursuite des activités.
Si ce n’est pas fait, le risque que certains de nos piliers les plus importants s’écroulent est réel, tout comme la perte de connaissances, de maturité et d’expérience. Toutefois, si la stabilisation devient la priorité des priorités, la porte peut tout aussi bien se refermer sur les nouvelles organisations et organisations émergentes ainsi que sur les réseaux et mouvements qui sont si essentiels au succès, à la santé et à la vitalité de la société. La philanthropie devra trouver des moyens de soutenir les deux, par exemple en encourageant les échanges entre les organisations établies et les nouvelles arrivantes, si nous voulons « reconstruire en mieux ». Comme Civil Society Futures –Institut de collecte de fonds- l’a constaté, le manque d’échanges au sein de la société civile, en particulier la distance entre les organisations établies et les nouveaux groupements et réseaux, a affaibli l’efficacité, l’impact et le rayonnement de la société civile.
2. Encourager l’efficacité tout en libérant les capacités.
En raison d’une doctrine d’efficience et d’efficacité, le Royaume-Uni s’est retrouvé avec de nombreuses organisations vidées de leur substance, aussi bien dans la société civile que dans tout le secteur public. Les associations caritatives qui se sont séparées de différentes fonctions d’encadrement ou ont épuisé chaque centime se sont trouvées en grande difficulté. Les business models appliqués dans toute la société civile accordaient la priorité à une forme d’autosuffisance, une dépendance par rapport aux revenus et une pression descendante sur les coûts. Le mantra de l’efficience a créé des organisations sans filet de sécurité, ce qui est synonyme de fragilité extrême. La perte de services qui a eu lieu a mis cette fragilité en évidence.
Juste au moment où nous avons le plus besoin des associations caritatives, beaucoup d’entre elles ont dû cesser d’exister ou réduire leurs activités de manière radicale. Nous avons appris dans la douleur que la résilience n’existait pas dans les très petites organisations et que, pour survivre, les organisations devaient disposer de capacités de réserve. La philanthropie devra elle aussi renforcer ses capacités et changer de modèle pour pouvoir affronter les crises. Pour ce faire, il faudra peut-être aller à l’encontre de certaines des solutions toutes faites plébiscitées par la philanthropie, payer les coûts de fonctionnement d’une organisation, quel que soit le résultat, porter les fonds de dotation au bilan des organisations en exercice afin de créer un filet de sécurité pour celles-ci ou encore financer les besoins en avance, ce que l’on appelait le « financement année zéro », pour permettre aux organisations de se développer, de construire et de vivre et tout simplement de fonctionner. Il faudra peut-être encore adopter de nouvelles méthodologies d’évaluation qui permettent de développer capacités de réserve et constituent l’unique solution de survie.
Et il faudra le faire en tenant compte des questions de probité et en évitant le piège consistant à financer uniquement les organisations déjà bien connues, familières et de confiance.
3. Apprendre ou diriger
Les organisations philanthropiques nous expliquent souvent qu’elles en connaissent un rayon. Elles apprennent de leurs bénéficiaires et jouissent d’une connaissance profonde de leurs domaines respectifs. Il y a une part de vérité là-dedans, mais la pandémie qui nous frappe nous a clairement appris que la première ligne sait des choses que personne d’autre ne comprend vraiment. Les réponses aux besoins sont finalement toujours locales ou spécialisées et les bailleurs de fonds doivent faire preuve d’humilité et de volonté pour écouter avec attention les professionnels de première ligne et en tirer des enseignements. La capacité de la philanthropie à agréger les connaissances est importante, mais la capacité à déterminer où réside la véritable expertise l’est aussi.
Alors que nous « reconstruisons en mieux », la philanthropie devra veiller à ce que les fonds reviennent aux acteurs dotés de véritables connaissances et d’une vraie compréhension de ce qui est nécessaire. C’est un défi pour les organisations qui ont du pouvoir et certaines connaissances, mais c’est aussi l’occasion de reconnaître et de mieux comprendre le pouvoir de la connaissance. Dans la pratique, c’est très difficile. Cela exige que les bailleurs de fonds (institutions philanthropiques) mettent leurs nombreuses richesses, connaissances et capacités plus clairement au service des organisations qu’ils souhaitent soutenir. L’évolution constatée au Royaume-Uni vers un financement plus localisé, géré sur le terrain, marque le début d’un tel processus, mais ceux qui détiennent le pouvoir, les fonds et la capacité de contribuer doivent s’emparer des problématiques relatives à l’apprentissage, qui seront essentielles au processus de reprise et de renouvellement. C’est déjà ce que font les organisations de première ligne, épuisées, qui ont été le témoin de tant d’évènements.
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