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La philanthropie canadienne, « troisième voie » et troisième voix ?

24 novembre 2025

Par Laetitia Gill Motte, experte en philanthropie basée à Montréal et co-directrice du Master en Philanthropie à l’Université de Genève. Elle est notamment intervenue sur les spécificités de la philanthropie canadienne lors de la conférence sur l’anthropologie du don dans le monde co-organisée en juillet dernier par la Fondation de France et la Fondation Inalco.

La philanthropie constitue aujourd’hui un champ de recherche en plein essor, révélant la diversité des traditions culturelles, politiques et institutionnelles qui la façonnent. Si les spécificités de la philanthropie aux Etats-Unis et en Europe font l’objet de nombreux travaux, d’autres pays offrent des objets d’étude particulièrement intéressants. C’est le cas du Canada où la philanthropie se distingue par la diversité de ses racines.

La philanthropie canadienne : des racines plurielles

Si la philanthropie autochtone précède la philanthropie coloniale canadienne, cette dernière s’est développée à partir de plusieurs approches socio-culturelles : britannique, française et états-unienne, auxquelles s’ajoutent les divers apports de ses diasporas.

L’héritage français se manifeste particulièrement au Québec, où la relation entre l’État et la société civile est profondément influencée par une tradition de droit civil. Cette dernière favorise des partenariats étroits entre le secteur public et les organismes privés, structurés par des règles codifiées, et souligne le rôle de l’État comme régulateur et partenaire actif dans le financement et l’accompagnement des initiatives associatives et philanthropiques.

L’influence britannique se manifeste quant à elle dans l’entraide communautaire et le « common law », un système fondé sur la jurisprudence où les décisions des juges créent des précédents. Héritée de ce cadre, la régulation des organismes philanthropiques continue de structurer leur gouvernance et leur fiscalité.

L’influence de l’approche philanthropique états-unienne sur le Canada est manifeste, comme en témoignent des figures telles que Redpath Webster et J.W. McConnell, première génération de philanthropes canadiens qui s’inspire de philanthropes comme John Rockefeller ou Andrew Carnegie. Au XXᵉ siècle, deux traditions philanthropiques se sont affirmées en parallèle : à l’Est, une philanthropie traditionnelle portée par les élites économiques ; à l’Ouest, une philanthropie communautaire fondée sur l’entraide locale. La création de la Winnipeg Foundation  en 1921, contemporaine de la Cleveland Foundation, puis celle des fondations communautaires de Vancouver  (1943) et Calgary  (1955), illustrent la consolidation de ce modèle au Canada. Ces deux traditions – traditionnelle et communautaire – continuent aujourd’hui de façonner le paysage philanthropique canadien, marqué par un équilibre entre innovation sociale, ancrage territorial et engagement collectif.

Avec les Etats-Unis, la philanthropie canadienne partage un engagement citoyen élevé qui nourrit une forte culture du bénévolat et de la générosité, souvent qualifiée de « joy of giving » et qui valorise la responsabilité individuelle et la contribution volontaire au bien commun. Dans les deux pays, la philanthropie s’appuie sur une forte implication du secteur privé et sur des fondations institutionnelles puissantes qui jouent un rôle moteur dans l’innovation sociale, la recherche et les politiques publiques.

Malgré cette influence, la philanthropie au Canada s’affirme en complément à l’action publique, plutôt qu’en substitut, comme c’est le cas aux Etats-Unis. En effet, l’Etat canadien a historiquement toujours soutenu de façon importante la santé, l’éducation primaire et secondaire et les services sociaux, ce qui le rapproche des modèles européens. Néanmoins, les mesures d’austérité témoignent d’un retrait relatif de l’État au Canada face aux besoins sociaux, nourrissant une crise de confiance face aux institutions. Ce nouvel environnement politique joue sur la redéfinition du rôle des fondations.

Les diasporas immigrantes contribuent également à enrichir et diversifier le paysage philanthropique canadien. C’est notamment le cas des communautés juives qui, dès le XIXe siècle, se sont engagées dans des actions philanthropiques d’envergure, notamment pour la construction d’hôpitaux et le soutien à l’éducation. Cet engagement se poursuit aujourd’hui à travers des fondations comme la Fondation Azrieli , qui soutient des projets de recherche scientifique, d’éducation et de protection du patrimoine culturel.

Depuis le début du 21e siècle, les traditions autochtones exercent une certaine influence sur la philanthropie canadienne en réintroduisant des valeurs de réciprocité, d’interdépendance et de respect du vivant. Ces valeurs encouragent les fondations à dépasser le modèle transactionnel du don pour adopter une approche relationnelle et communautaire, où donner et recevoir sont perçus comme des actes mutuels de responsabilité. Dans le cadre du processus de réconciliation amorcé en 2015 par la Truth and Reconciliation Commission of Canada, ces traditions, longtemps marginalisées, contribuent à transformer la pratique philanthropique en favorisant l’écoute, la co-construction et le partage du pouvoir. Elles invitent la philanthropie canadienne à devenir un levier de justice relationnelle et de transformation sociale durable.

Un secteur historiquement discret et prudent…

La professionnalisation du secteur s’est accélérée à partir des années 1960 et s’est affirmée dans les années 1990 et 2000, marquée par une institutionnalisation croissante. On peut citer les Fondations Communautaires du Canada  (FCC), premier réseau à professionnaliser les pratiques des fondations communautaires, Imagine Canada , qui défend la cause du secteur sans but lucratif du Canada, et Fondations Philanthropiques Canada (FPC), le réseau pancandien des bailleurs de fonds.

Aujourd’hui, le Canada compte plus de 11 000 fondations, représentant environ 135 milliards CAD d’actifs et distribuant près de 10 milliards CAD par an (FPC, 2023). Le cadre légal et fiscal, fortement encadré par l’Agence du revenu du Canada, se rapproche de celui de nombreux pays européens. Bien que les fondations soient soumises à des obligations strictes de transparence, leur visibilité publique reste limitée, alimentant parfois un débat sur leur légitimité et leur rôle (Imagine Canada, 2021).

Historiquement, les fondations canadiennes se concentrent sur des secteurs classiques comme la santé, l’éducation universitaire et les services sociaux. La Fondation Chagnon, par exemple, investit chaque année des dizaines de millions de dollars canadiens dans les services sociaux au Québec. La plupart des fondations se montrent timides face aux enjeux structurels comme la réforme fiscale, les inégalités sociales, la décolonisation ou encore la transition écologique. Elles privilégient le soutien à des initiatives sécurisées ou innovantes, mais rarement subversives. Contrairement aux États-Unis, les clivages politiques y sont moins prononcés et l’engagement international demeure limité, à l’exception de la Mastercard Foundation qui mène des actions d’envergure sur le continent africain.

…mais en évolution progressive

Depuis quelques années, de nouvelles priorités émergent dans les causes soutenues par les fondations canadiennes : la réconciliation avec les peuples autochtones, l'équité et la justice sociale, en favorisant la collaboration, l'apprentissage partagé et l'inclusion des voix marginalisées. La lutte contre le changement climatique prend également de l'ampleur. En rejoignant l’International Philanthropy Commitment on Climate Change  (IPCCC), le Canada s’inscrit dans une mobilisation mondiale lancée en 2021 par WINGS et Philea. Ce mouvement s’accompagne du Canadian Philanthropy Commitment on Climate Change (CPCCC), qui mobilise les fondations canadiennes dans l’action climatique.

De plus, quelques fondations progressistes s’affichent davantage sur la scène publique, cherchant à influencer les politiques et à soutenir des changements sociaux à grande échelle. La nouvelle Fondation Euphrosine , fondée par la scientifique, philanthrope et défenseure des politiques d'intérêt public, Claire Trottier, se concentre sur le renforcement de la démocratie et la promotion des droits de la personne au Canada. La Fondation Inspirit  promeut l’inclusion et le pluralisme, en finançant, par exemple, des programmes et un guide pour soutenir également le journalisme indépendant jugé essentiel au bon fonctionnement démocratique. La Fondation Definity , quant à elle, adopte une approche stratégique pour lutter contre les inégalités sociales et économiques, améliorer la santé et le bien-être, et contribuer à la justice climatique à travers des partenariats et des projets communautaires.

On observe ainsi le développement d’une philanthropie fondée sur la confiance agissant pour la justice sociale et en faveur de la réconciliation, et mettant parfois en place d’importants transferts directs d’actifs vers des organisations communautaires. À titre d’exemple, dans le cadre de son engagement pour la réconciliation, la Fondation McConnell a transféré 30 millions de dollars à des fondations autochtones en 2023.

La philanthropie de la confiance représente une pratique encore marginale en Europe, mais marquante au Canada pour rééquilibrer les rapports de pouvoir. Cette philanthropie explore davantage la proximité, la justice sociale et le plaidoyer.

La philanthropie canadienne incarne ainsi une voie intermédiaire : moins puissante et affirmée que la philanthropie états-unienne, mais plus structurée et professionnalisée que dans de nombreux pays européens. Elle se distingue par son caractère consensuel, sa modestie et une ouverture croissante aux enjeux contemporains de justice sociale, d’équité, de réconciliation et de transition écologique. À ce titre, elle représente non seulement un objet d’étude original mais aussi une « troisième voie », et une troisième voix dans le débat international sur la philanthropie.