Solitude : comment retrouver le chemin du monde
Avec son enquête 2016, la Fondation de France trace le visage contemporain d’un fléau toujours aussi puissant : la solitude touche aujourd’hui cinq millions de personnes. Mais de nombreux facteurs renforcent son impact : le handicap, les problèmes psychiques, le grand âge, la précarité, la défiance envers l’autre et les institutions… Pour alléger le poids de la solitude, voici des exemples d’initiatives adaptées à ces situations, et susceptibles d’essaimer.
Créée en 1997, l’association rennaise La Maison en ville « développe des formes de logement où vont se créer des liens et des projets ». Depuis deux ans, elle dispose d’un 130 m2 avec terrasse, aménagé pour un public non valide. L’endroit abrite une colocation mixte : étudiants valides et étudiants handicapés. « Ces derniers vivent leur séjour comme une chance », dit Axelle Verny, coordinatrice de l’association. « On ne leur propose en général qu’un studio en résidence spécialisée, cadre qui favorise plus le repli que l’ouverture au monde. »
« Ils s'épaulent en toute égalité »
Geoffrey, 23 ans, atteint d’infirmité motrice cérébrale (IMC) étudie le management. Marion, 19 ans, se prépare à devenir orthophoniste. Mais sa maladie génétique la fatigue, et elle passe ses soirées en fauteuil. Léonora fréquente une école de commerce. Elle est valide, mais l’une de ses soeurs souffre d’IMC, ce qui l’a sensibilisée à l’initiative. Également valide, Célia est en 2e année de beaux-arts. Elle voulait « aller vers l’autre, et le connaître avec ses différences. » Ils dînent ensemble au moins quatre fois par semaine, fréquence rare en coloc. « Un équilibre s’est créé entre valides et non valides », poursuit Axelle Verny. « Catapultés dans une métropole régionale inconnue, ils affrontent tous le même risque de solitude. Ils s’épaulent en toute égalité. » La Maison en ville a d’autres cordes à son arc. Le logement de jeunes chez des personnes âgées, par exemple. Une chambre, un petit loyer, des moments de convivialité. Ici encore, le bénéfice est mutuel : « sur 50 binômes fonctionnant en Ille-et-Vilaine, nous ne connaissons qu’un ou deux échecs », reprend Axelle Verny. « Chacun est décidé à vivre une expérience sympathique. » C’est le cas de Kelly, jeune fille en rupture familiale à la recherche d’un foyer, et de Robert, anéanti par son récent veuvage : la lycéenne l’a
« ramené dans le royaume des vivants. ».
Se sentir utile
La précarité des seniors est un autre facteur aggravant de solitude. À Villiers-le-Bel (Val d’Oise), 46 % vivraient en-dessous du seuil de pauvreté et bouderaient les services sociaux… « par peur de déranger ». Ce nonrecours, souvent fondé sur la défiance envers les institutions, « est une catastrophe pour les centres sociaux, et seule une véritable action collaborative peut l’enrayer », remarque Martine Gruère (lire son interview ici). Notre étude le montre : pour l’ensemble des Français, le taux de confiance envers les organismes de protection sociale s’élève à 69 %. Chez les personnes isolées, il tombe à 56 %. Mais à Villiers-le-Bel, l’association La Case fait bouger les choses. Grâce à une bourse intergénérationnelle d’échange des savoirs, des seniors restaurent leur estime d’eux-mêmes. On les informe sur les services et les aides existants, tout en sollicitant leur avis, sur l’amélioration des transports en commun municipaux, par exemple. Ligia Bolivar, de l’association La Case, explique : « nous voulons les aider à s’impliquer au sein de structures d’économie sociale et solidaire, pour qu’ensuite ils volent de leurs propres ailes. Le changement se lit sur leurs visages. » Ce changement, on le retrouve lors des ateliers informatiques proposés dans cinq maisons de retraite par l’Espace Numérique Sud Charente. Création de liens avec les résidents d’autres établissements, contacts assurés avec la famille, c’est un mur qui tombe : selon notre étude, 20 % des personnes isolées n’ont jamais de contacts à distance avec des amis, et 11 % avec leur famille.
Tisser des liens
Les préjugés isolent aussi. Camerounaise, sans emploi, quatre enfants à charge, Jeanne habite une maison aux murs de terre du Parc naturel du Cotentin et du Bessin. Ce logement exigeait une restauration, qu’elle ne pouvait assurer seule. C’est un programme de chantiers participatifs soutenu par l’expérimentation Écohabitat de la Fondation de France qui a rompu la glace entre elle et ses voisins : la restauration a réuni jusqu’à douze personnes. Jeanne fait enfin « partie de la chaîne. » Et c’est aussi grâce à cette expérimentation qu’à Saint-Denis, près du Stade de France, les initiateurs et les locataires d’un bâtiment éco-solidaire ont pu intervenir sur ses plans et son aménagement. Une coconstruction qui a hissé le lien social et l’entraide des habitants à un niveau remarquable.
Place à la convivialité
Terminons sur une arme anti-solitude inattendue : la gourmandise, telle que la promeut l’association La Marmite urbaine. Son initiatrice, Charlotte Vignal, a découvert au Canada les cuisines de quartier employant les produits de potagers bio et travaillant avec une grande exigence culinaire. Elle a importé le concept à Villeurbanne. La Marmite urbaine vend des déjeuners aux entreprises et, pour 3 euros, livre aussi des repas à des personnes seules ou en situation précaire. « Nous avons de belles relations d’amitié avec ces bénéficiaires ! » dit Charlotte. « Aussi, une fois par mois, nous organisons à l’extérieur un temps de cuisine et un temps de repas collectif. Il y a des enfants, des adultes, des seniors. C’est bienveillant et convivial. Nous gommons au maximum la frontière entre bénéficiaires et bénévoles, pour que les premiers ne fassent pas que recevoir, mais donnent à leur tour. C’est ainsi que Marie-Noëlle, une bénéficiaire très en demande de lien social, participe aujourd’hui à la coordination et à l’animation de nos ateliers. »
Interview de Martine Gruère
Au vu de l’étude 2016 de la Fondation de France, quel est le visage actuel de la solitude ?
Sur le fond, il ne marque pas d’évolution par rapport à ceux de nos éditions précédentes. Comme pour celles-ci, la présente étude aborde les deux aspects du phénomène. D’abord, celui de l’isolement objectif, en comptabilisant le nombre de rencontres de tel type survenues durant telle période, par exemple. Ensuite, celui du ressenti, car on peut souffrir d’isolement au sein d’un couple, ou vivre seul sans en ressentir un profond malaise. Certes, la précarité renforce l’isolement, puisque 34 % des personnes isolées ont de bas revenus, contre 26 % en moyenne dans la population. Mais ce que relève notre édition 2016 est l’influence d’un nouveau facteur aggravant, la défiance. Elle interdit d’aller vers l’autre, de s’en remettre aux institutions et au monde en général : 17 % des personnes qui déclarent ne pas voter sont isolées, soit plus du double de celles qui votent à chaque élection.
POUR ALLER PLUS LOIN
→ Télécharger la synthèse de l'étude sur les solitudes en France
→ Télécharger l'étude complète sur les solitudes en France